23
Aomamé
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Mettez un tigre dans votre moteur

 

AOMAMÉ S’ÉVEILLA PEU APRÈS SIX HEURES DU MATIN. C’était une belle matinée ensoleillée. Elle mit en route la machine à café, se fit griller des toasts, prit son petit déjeuner. Elle se prépara aussi un œuf dur. Elle regarda les informations à la télévision, s’assura que la nouvelle du décès du leader des Précurseurs n’avait toujours pas été diffusée. Ils avaient probablement fait disparaître son corps sans en avertir la police et sans rendre sa mort publique. De toute façon, peu lui crucial. Ce n’était pas un problème crucial. Quel que soit le traitement qu’on réserve aux morts, ils restent des morts.

À huit heures elle prit une douche, se coiffa soigneusement face au miroir de la salle de bains, se mit une touche quasi invisible de rouge pâle aux lèvres. Elle enfila un collant. Elle passa son chemisier en soie blanc pendu dans le placard, et revêtit son tailleur élégant Junko Shimada. Elle effectua divers mouvements, torsions, élongations, pour s’habituer à son soutien-gorge rembourré à armature, et songea que ç’aurait été bien que ses seins soient plus volumineux. Un souhait qu’elle avait dû émettre, oh, soixante-douze mille fois. Et alors ? Je suis libre d’y penser tant que j’en ai envie. Et si, cette fois, c’était la soixante-douze mille et unième fois, eh bien ? Tant que je suis vivante, se dit-elle, je pense ce qui me plaît, et aussi souvent que j’en ai envie. Personne n’a rien à y redire. Après quoi, elle chaussa ses hauts talons Charles Jourdan.

Elle se planta devant la grande glace de l’entrée et vérifia que sa tenue était impeccable. Face au miroir, elle releva légèrement une de ses épaulettes, et rêva qu’elle évoquait Faye Dunaway dans L’Affaire Thomas Crown. L’actrice, dans ce film, jouait le rôle d’une détective dans une compagnie d’assurances, perspicace et aussi froide qu’un couteau. Supercool et sexy dans son tailleur de femme d’affaires. Bien entendu, Aomamé ne ressemblait pas à Faye Dunaway mais elle dégageait une aura du même type. Du moins, il y avait quelque chose. C’était une atmosphère spéciale qui émanait de son professionnalisme de haute volée. D’ailleurs, dans son sac à bandoulière, elle avait enfoui son automatique, dur et froid.

 

Après avoir chaussé ses petites Ray-Ban, elle sortit. Puis elle pénétra dans le jardin d’enfants en face de la résidence, se posta devant le toboggan sur lequel s’était assis Tengo la nuit précédente, et revécut mentalement la scène. Douze heures plus tôt, le véritable Tengo était là – à une rue de distance d’elle. Il était assis tranquillement, seul, et regardait longuement le ciel. Il voyait deux lunes tout comme elle-même les voyait.

Pour Aomamé, cela relevait presque du miracle qu’elle ait ainsi revu Tengo. Ou bien c’était comme une espèce de révélation. Quelque chose avait réussi à entraîner Tengo tout près d’Aomamé. Et cet événement semblait avoir modifié en profondeur sa constitution physiologique. Depuis qu’elle avait ouvert les yeux le matin, Aomamé en éprouvait les grincements incessants dans tout le corps. Il s’est manifesté devant moi, il est parti. Il n’a pas pu me parler, ni même m’effleurer. Mais, durant ce bref intervalle de temps, il a métamorphosé en moi beaucoup de choses. Comme quand on mélange du chocolat avec une cuillère. Il a introduit une grande confusion dans mon âme et dans mon corps. Au plus profond de mes entrailles, de mon utérus.

Aomamé resta immobile cinq bonnes minutes, posa une main sur une marche du toboggan, et, tout en grimaçant légèrement, donna un petit coup de pied dans la terre, du bout de sa chaussure. Elle s’assurait de l’état de confusion de son âme et de son corps, elle en éprouvait la sensation. Puis, sa décision arrêtée, elle sortit du jardin, déboucha sur une grande avenue et héla un taxi.

 

« Allez d’abord jusqu’à Yôga, ensuite avancez tout près de la sortie Ikijiri en prenant la voie express numéro 3 », expliqua Aomamé au chauffeur.

Évidemment, celui-ci se montra sceptique.

« Mais, madame, où voulez-vous aller en fin de compte ? dit-il d’une voix assez insouciante.

— À la sortie Ikijiri. D’abord.

— Pourtant d’ici, pour aller à Ikijiri, il y a un itinéraire beaucoup plus direct. Si on passe par Yôga, on fait un gros détour, et puis, à cette heure-là du matin, la voie express numéro 3 est terriblement encombrée. On n’avance pratiquement pas. Aussi sûr qu’aujourd’hui on est mercredi.

— Ça m’est égal que ce soit bouché. Et aujourd’hui, qu’on soit jeudi, vendredi, ou le jour anniversaire de l’empereur, je m’en moque complètement. En tout cas, à partir de Yôga, prenez la voie express. Et peu importe le temps qu’il faudra. »

Le chauffeur semblait avoir la petite trentaine. Il était maigre, avait le teint pâle, le visage mince et allongé. On aurait dit un herbivore prudent. Son menton pointait en avant comme ces statues de pierre de l’île de Pâques. Il regardait Aomamé dans son rétroviseur. Celle-là, est-ce qu’elle est juste un peu zinzin ou bien est-ce que c’est quelqu’un d’ordinaire embringué dans une histoire compliquée ? tentait-il de déchiffrer. Mais il avait du mal à le deviner. Surtout d’après ce qu’il voyait dans son petit miroir.

Aomamé prit son portefeuille dans son sac, en sortit un billet de dix mille yens absolument neuf, comme s’il venait d’être imprimé, et le lui brandit sous le nez.

« Je ne veux pas de monnaie. Ni de reçu, lui déclara-t-elle brièvement. Alors, pas de bla-bla. Je vous demande de faire ce que j’ai dit. Vous allez d’abord jusqu’à Yôga, et, une fois que nous y serons, vous prendrez la voie express jusqu’à la sortie Ikijiri. Cette somme devrait suffire, je suppose, même s’il y a des embouteillages ?

— Bien sûr, c’est tout à fait suffisant, dit le chauffeur, qui avait l’air néanmoins indécis. Mais, madame, vous avez quelque chose de spécial à faire sur la voie express ? »

Aomamé agita en tous sens le billet de dix mille yens comme s’il s’agissait d’une banderole.

« Si vous ne voulez pas m’amener là-bas, je descends et je prends un autre taxi. Alors décidez-vous rapidement. »

Le chauffeur fronça les sourcils dix secondes environ en contemplant le billet. Puis il se décida et le prit. Après avoir vérifié à la lumière que ce n’était pas une fausse coupure, il le fourra dans son sac.

« C’est entendu. Allons-y. Voie express numéro 3. Mais c’est sûr, il y aura des embouteillages bien embêtants. Et puis, entre Yôga et Ikijiri, il n’y a pas de sortie. Pas de toilettes publiques. Donc, si vous avez besoin d’y aller, il vaudrait mieux le faire avant.

— Ça va. Allez-y, démarrez. »

 

Le chauffeur traversa l’enchevêtrement des rues résidentielles et déboucha sur le périphérique numéro 8. Puis il prit la direction de Yôga sur la voie encombrée. Pendant tout ce temps, ils n’échangèrent pas un mot. Le chauffeur écoutait sans arrêt des informations à la radio. Aomamé était plongée dans ses pensées. Lorsqu’ils parvinrent près de l’entrée de la voie express, le chauffeur diminua le volume de la radio et demanda :

« Je parle peut-être pour ne rien dire, madame, mais, est-ce que vous feriez un travail particulier ?

— Détective dans une compagnie d’assurances, répondit Aomamé sans hésitation.

— Détective dans une compagnie d’assurances, répéta le chauffeur, en prononçant les mots avec précaution, comme s’il goûtait un mets inconnu.

— Je cherche des preuves dans une affaire d’escroquerie à l’assurance, dit Aomamé.

— Ah…, fit le chauffeur d’un air admiratif. Et il y a donc un lien entre une escroquerie à l’assurance et la voie express numéro 3…

— Exactement.

— Comme dans le film.

— Ah bon, et lequel ?

— Un très vieux film. Avec Steve McQueen. Euh… le titre m’échappe.

— L’Affaire Thomas Crown, dit Aomamé.

— Voilà, c’est ça. Faye Dunaway était détective dans une compagnie d’assurances. Spécialiste des assurances contre le vol. Et Steve McQueen un supermilliardaire, et, par hobby, il commettait des délits. C’était un film intéressant. J’étais au lycée quand je l’ai vu. Ah, et puis, j’aimais bien la musique. Très chic.

— Michel Legrand. »

Le chauffeur fredonna les quatre premières mesures. Puis il jeta un œil dans son rétroviseur et examina encore une fois le visage d’Aomamé.

« Madame, il me semble que vous avez quelque chose qui rappelle un peu Faye Dunaway, non ?

— Je vous remercie », dit Aomamé. Elle dut faire un effort pour cacher le petit sourire qui lui vint aux lèvres.

 

Comme l’avait pronostiqué le chauffeur, les embouteillages étaient terribles sur la voie express numéro 3. À peine avaient-ils progressé sur une centaine de mètres que les bouchons commencèrent. Des encombrements splendides qui auraient mérité d’être inscrits comme exemples. Mais c’était précisément ce que souhaitait Aomamé. Même tenue, même route, même embouteillage. Il était regrettable que la radio ne diffuse pas la Sinfonietta de Janáček, regrettable aussi que la qualité musicale de la radio du taxi ne soit pas à la hauteur de celle de la Toyota Crown Royal Saloon, mais bon, il ne fallait pas trop en demander.

Coincée entre des camions, la voiture avançait très lentement. Ils restaient longuement immobilisés à un endroit, puis soudain avançaient un peu. Sur la file voisine, le jeune chauffeur du camion frigorifique profitait de chaque arrêt pour lire avidement une revue de mangas. Dans une Toyota Corona Mark II de couleur crème, un homme et une femme d’âge moyen, le visage renfrogné, regardaient fixement devant eux, sans jamais s’adresser la parole. Sans doute n’avaient-ils rien à se dire. Ou peut-être leur silence résultait-il de ce qu’ils venaient de se dire. Aomamé, profondément enfoncée dans son siège, s’absorbait dans ses pensées, le chauffeur du taxi écoutait attentivement la radio.

Jusqu’à ce qu’ils arrivent finalement à l’endroit où était indiqué « Komazawa », la voiture avança vers Sangenjaya en se traînant comme un escargot. Aomamé levait de temps à autre la tête et contemplait le paysage par la fenêtre. C’est la dernière fois que je le vois, se disait-elle. Je vais aller quelque part très loin. Mais même cette pensée ne lui faisait pas aimer les rues de Tokyo. Tous les bâtiments le long de la voie express étaient laids, salis et noircis par les gaz d’échappement, partout placardés de publicités criardes. Cela la déprimait de voir un tel paysage. Pourquoi fallait-il que les hommes aient construit des lieux aussi démoralisants ? Bien sûr, le monde ne pouvait pas être d’une beauté absolue partout, jusque dans ses moindres recoins. Mais devait-on pour autant le rendre aussi laid ?

Peu après, un endroit familier entra enfin dans son champ visuel. L’endroit où elle était descendue du taxi l’autre fois. Là où le chauffeur mystérieux lui avait expliqué qu’il y avait un escalier d’urgence. Elle voyait vers l’avant de la voie le grand panneau publicitaire Esso. Le tigre, tout sourire, avait dans la patte un tuyau d’essence. C’était le même panneau que l’autre fois.

Mettez un tigre dans votre moteur.

Soudain, Aomamé se sentit la gorge sèche. Elle toussa, plongea la main dans son sac, en sortit une boîte de pastilles adoucissantes au citron. Elle en mit une dans sa bouche, rangea la boîte dans son sac. En même temps, elle agrippa avec force la crosse du Heckler & Koch. Elle vérifia de la main sa dureté et son poids. Oui, c’est bien ainsi, se dit Aomamé. La voiture avança encore un peu.

« Mettez-vous sur la file de gauche, dit Aomamé.

— Mais celle de droite roule plutôt mieux, protesta calmement le chauffeur. Et puis la sortie d’Ikijiri va se trouver sur la droite, c’est embêtant de se déporter maintenant sur la gauche… »

Aomamé ne tint pas compte de son objection. « Allez sur la gauche !

— Si vous le dites… », fit le chauffeur, résigné.

Il sortit la main de la fenêtre, fit signe au camion frigorifique derrière, et après s’être assuré que le chauffeur l’avait bien vu, il s’inséra dans la file de gauche. Après quoi le véhicule avança sur une cinquantaine de mètres avant de s’immobiliser.

« Ouvrez la portière, je descends ici.

— Descendre ? s’écria le chauffeur stupéfait. Vous voulez descendre ici ?

— Oui, je descends. J’ai quelque chose à faire ici.

— Mais enfin, madame, nous sommes en plein milieu de la voie express. C’est dangereux. Et d’ailleurs, ensuite, vous ne pourrez aller nulle part.

— Un peu plus loin il y a un escalier d’urgence, ça ira.

— Un escalier d’urgence ? ! » Le chauffeur secoua la tête. « J’en sais rien. Mais si on apprend que j’ai laissé descendre un client par ici, je vais me faire passer un savon par ma société. Et aussi par les contrôleurs de la voie express. Non, s’il vous plaît, ne me faites pas ça.

— Il faut absolument que je descende ici. C’est comme ça. » Aomamé sortit un autre billet de dix mille yens de son portefeuille et le tendit au chauffeur en le faisant claquer. « Je suis désolée de vous forcer. Tenez, pour la gêne. Vous ne dites rien et vous me laissez descendre ici. Je vous en prie. »

Le chauffeur ne toucha pas au nouveau billet. Mais il tira le levier et libéra l’ouverture automatique de la portière passager gauche.

« Je ne veux pas de cet argent. Ce que vous m’avez donné tout à l’heure suffit largement. Mais je vous en prie, faites attention. Il n’y a pas d’accotement, et c’est extrêmement dangereux pour un piéton de marcher là, même avec ces embouteillages.

— Merci », dit Aomamé. Après être descendue de la voiture, elle tapota sur la vitre du siège passager et lui fit signe de la baisser. Puis elle se pencha en avant et mit le billet dans la main du chauffeur.

« Je vous en prie, gardez-le. Ne vous en faites pas. L’argent, j’en ai bien trop. »

Le chauffeur regarda tour à tour le billet et le visage d’Aomamé.

Aomamé dit : « Si on vous reproche quoi que ce soit, la police ou votre société, vous n’aurez qu’à raconter que je vous ai menacé avec un pistolet. Et donc, que vous n’y pouviez rien. Comme ça on ne pourra pas vous en tenir rigueur. »

Le chauffeur semblait avoir du mal à assimiler ce qu’elle lui disait. Elle avait trop d’argent ? Menacé avec un pistolet ? Pour finir, il s’empara du billet. En refusant, il avait peut-être peur que ne survienne quelque chose d’encore plus incroyable.

 

Comme l’autre fois, elle avança en direction de Shibuya, en se glissant entre la cloison et la file de gauche des voitures. Il lui fallait parcourir une distance d’environ cinquante mètres. De l’intérieur de leur véhicule, les gens la suivaient du regard comme s’ils n’en croyaient pas leurs yeux. Mais, sans s’en préoccuper, Aomamé se déplaçait tête haute, très droite, à grandes enjambées, comme un mannequin sur un podium à Paris. Le vent soulevait ses cheveux. Les grosses voitures qui la croisaient à vive allure sur la voie opposée, dégagée, faisaient trembler le sol. Le panneau publicitaire Esso grossissait de plus en plus, et enfin Aomamé atteignit l’aire d’arrêt d’urgence, celle de l’autre fois, qu’elle reconnut.

 

Le paysage environnant n’avait pas changé. Il y avait la barrière métallique, et, juste à côté, la boîte jaune dans laquelle se trouvait le téléphone de secours.

C’est ici que l’année 1Q84 a commencé pour moi, se dit Aomamé.

Après que j’ai descendu l’escalier d’urgence jusqu’à la nationale 246, le monde s’est modifié pour moi. Par conséquent, je vais essayer de descendre de nouveau ces marches. La dernière fois, c’était le début du mois d’avril, je portais mon manteau beige. À présent, nous sommes dans les premiers jours de septembre et un manteau serait trop chaud. Mais à part ce vêtement, je porte exactement la même tenue. Je suis habillée exactement comme lorsque j’ai tué ce type insignifiant, qui travaillait dans le pétrole, dans un hôtel de Shibuya. Tailleur Junko Shimada, chaussures à talons Charles Jourdan. Chemisier blanc. Collant, soutien-gorge blanc à armature. J’avais remonté ma minijupe pour escalader la barrière métallique, et de là j’avais descendu l’escalier.

Je vais essayer de refaire la même chose. J’agis là par pure curiosité. Sur les mêmes lieux que l’autre fois, avec la même tenue, en faisant les mêmes gestes, je veux juste savoir ce qui arrivera. Non pas que j’espère être sauvée. Je n’ai pas peur de mourir. Quand la mort se présentera, je n’hésiterai pas. J’irai à elle avec un petit sourire.

Mais Aomamé ne voulait pas mourir en restant dans l’ignorance, sans comprendre l’origine des événements. Elle voulait tenter tout ce qui était en son pouvoir. Si ses efforts échouaient, elle serait obligée de se résigner. Mais, au moins, elle aurait tout essayé. C’était sa façon d’être.

Aomamé se pencha au-dessus de la barrière métallique.

Il n’y avait pas d’escalier.

Elle chercha tant et plus, en vain. L’escalier d’urgence avait disparu.

Aomamé se mordit les lèvres, se tordit le visage.

Elle ne s’était pas trompée de lieu. C’était bien l’aire d’arrêt d’urgence de l’autre fois. Le paysage environnant était le même, elle avait devant elle le panneau publicitaire Esso. Dans le monde de l’année 1984, existait là un escalier d’urgence. Grâce aux explications de l’étrange chauffeur de taxi, Aomamé avait réussi à le trouver aisément. Puis elle était passée par-dessus la barrière et avait descendu les marches. Mais, dans le monde de l’année 1Q84, l’escalier d’urgence n’existait plus.

La sortie était bouchée.

Une fois que son visage eut repris son aspect normal, Aomamé examina attentivement les alentours, étudia de nouveau la publicité Esso. Le tigre tenait dans la patte le tuyau d’essence, sa queue était relevée en boucle, il souriait, l’air heureux. Au comble du bonheur. Comme s’il lui était impossible de connaître plus grande satisfaction.

Évidemment, pensa Aomamé.

Mais oui, je le savais depuis le début. Dans la suite de l’hôtel Ôkura, avant que sa main ne lui prodigue la mort, le leader l’avait dit très clairement. Il n’y a pas de chemin pour revenir de 1Q84 à 1984. Aucune porte ne s’ouvre de ce monde vers l’autre.

Mais Aomamé devait impérativement vérifier la réalité des faits de ses propres yeux. C’était sa « nature ». Maintenant elle savait. Fin. La démonstration est achevée. CQFD.

 

Aomamé s’adossa à la barrière, leva les yeux vers le ciel. Un temps irréprochable. Sur ce bleu profond s’étiraient quelques nuages fins, rectilignes. L’horizon se dévoilait jusqu’à l’infini. Comme si ce n’était pas un ciel citadin. Mais la lune était invisible. Où était-elle donc allée ? Oh, et puis, que m’importe. La lune est la lune. Moi, je suis moi. À chacun sa façon de vivre, à chacun son plan.

Faye Dunaway aurait sans doute sorti une mince cigarette et l’aurait allumée calmement avec un briquet. Elle aurait élégamment plissé les yeux. Mais Aomamé ne fumait pas et n’avait pas de briquet. Dans son sac, il y avait des pastilles au citron contre la toux. Et, en prime, son automatique 9 mm et son pic à glace spécial qui avait jusqu’à ce jour plongé dans la nuque d’un certain nombre d’hommes. L’un comme l’autre probablement plus meurtriers que le tabac.

Elle contempla les files de voitures prises dans les embouteillages. Les gens, dans leur véhicule, la fixaient avidement. Forcément. Ce n’était pas fréquent de voir un citoyen ordinaire marcher sur une autoroute urbaine. Encore moins une jeune femme. De surcroît, en minijupe, talons aiguilles, lunettes de soleil vertes, un petit sourire aux lèvres. Comment ne pas la regarder ?

Parmi les véhicules immobilisés, la plus grande partie était des gros camions. Qui, depuis diverses provenances, transportaient des marchandises jusqu’à Tokyo. Peut-être les chauffeurs avaient-ils passé la nuit au volant. À présent, ils étaient bloqués dans les fatidiques bouchons du matin. Ces hommes en avaient assez. Ils étaient fatigués. Ils avaient envie de se baigner, de se raser, de se coucher, de dormir. Tels étaient leurs uniques souhaits. Ils regardaient Aomamé d’un œil vague, un peu comme s’il s’était agi d’un animal rare. Ils étaient trop épuisés pour se sentir activement concernés par quoi que ce soit.

Parmi ces camions, telle une antilope souple qui se serait faufilée au milieu d’un troupeau de frustes rhinocéros, se mêlait un coupé Mercedes-Benz argenté. La voiture paraissait neuve, et sa belle carrosserie étincelait sous les rayons du soleil matinal. Les enjoliveurs étaient assortis à la couleur de la carrosserie. La conductrice, une femme élégante, d’âge moyen, avait baissé la vitre et regardait fixement du côté d’Aomamé. Elle portait des lunettes de soleil Givenchy. On voyait ses mains posées sur le volant. Un anneau brillait.

Elle paraissait très gentille. Et semblait s’inquiéter pour Aomamé. Que faisait donc cette jeune femme élégante, seule, sur une autoroute urbaine ? Que lui était-il arrivé ? se demandait-elle. On aurait dit qu’elle adressait la parole à Aomamé. Peut-être lui proposait-elle de l’emmener quelque part si elle le désirait.

Aomamé retira ses Ray-Ban et les glissa dans la poche de poitrine de sa veste. Plissant les yeux sous la vive lumière du soleil matinal, elle se frotta du doigt les ailes du nez, là où avait pesé la monture des lunettes. Elle humecta du bout de la langue ses lèvres sèches. Elle sentit faiblement le goût du rouge à lèvres. Elle leva la tête vers le ciel totalement dégagé, puis regarda à ses pieds pour plus de sûreté.

Elle ouvrit son sac à bandoulière et en sortit calmement son Heckler & Koch. Elle laissa retomber le sac à ses pieds pour avoir les deux mains libres. De la main gauche, elle ôta le cran de sécurité, tira la glissière, introduisit la cartouche dans la chambre. Cette série d’actions s’effectua rapidement, avec précision. Elles produisirent de jolis sons vifs. Elle agita légèrement la main, s’assurant du poids de son arme ; 480 grammes pour le pistolet lui-même, sans compter les sept balles. Ça va, elles sont bien là. Elle était capable de sentir la différence de poids.

Un petit sourire flottait encore sur les lèvres d’Aomamé. Les gens gardaient les yeux rivés sur ses mains. Ils l’avaient vue sortir son arme de son sac, mais personne ne paraissait étonné. Du moins, personne ne manifestait de surprise. Peut-être n’avaient-ils pas compris que c’était un véritable pistolet. Mais si, il est vrai, songea Aomamé.

Après quoi, Aomamé leva la crosse et enfonça le canon dans sa bouche en le dirigeant droit vers le cerveau. Vers le labyrinthe gris qui abritait sa conscience.

Elle n’a pas besoin de réfléchir aux mots d’une prière, ils sortent automatiquement. Le canon toujours plongé dans la bouche, elle les récite à toute allure. Personne n’aura perçu ce qu’elle a dit. Qu’importe. Du moment que Dieu l’a entendue. Ces mots que prononçait sa bouche, la petite Aomamé ne pouvait pas bien les comprendre. Mais cette suite de mots était gravée au plus profond d’elle-même. Avant le déjeuner, à l’école, il fallait absolument qu’elle les récite. À haute voix. Elle ne devait pas se soucier que les autres autour d’elle la regardent d’un air curieux ou ricanent. L’important, c’est que Dieu te regarde. Personne ne peut échapper à Son regard.

 

Big Brother te regarde.

 

Jéhovah, qui êtes aux cieux. Que Votre Nom soit sanctifié, que Votre Royaume advienne pour nous. Pardonnez-nous nos nombreux péchés. Apportez-nous le bonheur tout au long de notre modeste marche. Amen.

 

La femme élégante qui agrippait le volant de sa Mercedes-Benz toute neuve avait toujours les yeux braqués sur Aomamé. Il semblait qu’elle – comme les autres – ne saisissait pas vraiment la signification du pistolet qu’Aomamé avait en main. Si elle avait compris, pensait Aomamé, elle aurait sans doute détourné les yeux. Si elle voit mon cerveau s’éparpiller, elle ne pourra sûrement plus rien avaler aujourd’hui, ni au déjeuner, ni au dîner. Aussi, détourne les yeux, c’est pour ton bien que je te le dis, déclara sans parler Aomamé à l’adresse de la femme. Non, je ne suis pas en train de me brosser les dents. J’ai plongé dans la bouche le canon d’un automatique de marque allemande, un Heckler & Koch. Ma prière est achevée. Tu comprends, je crois, ce que cela signifie.

Conseil de ma part. Important conseil. Détourne les yeux, ne vois rien, continue à conduire ton coupé argenté Mercedes flambant neuf, et rentre chez toi. Chez toi, dans ta jolie maison où se trouvent ton précieux mari et tes chers enfants, et continue à vivre ta vie paisible. Quelqu’un comme toi n’a pas besoin de voir ce spectacle. Ceci est un véritable et hideux pistolet. Chargé de sept balles abominables de 9 mm. Et, comme l’a dit Anton Tchekhov, dès qu’une arme apparaît dans une histoire, il faut bien que, à un moment donné, elle serve. Tel est le sens des histoires.

Mais cette femme ne détournait toujours pas les yeux d’Aomamé. En désespoir de cause, celle-ci agita légèrement la tête. Désolée, je ne peux pas attendre plus longtemps. Time is up. Le spectacle commence.

 

Mettez un tigre dans votre moteur.

 

« Hoo hoo, fit le Little People accompagnateur.

— Hoo hoo, reprirent en chœur les six autres.

— Tengo », dit Aomamé. Puis elle pressa fortement la détente.

Juillet à Septembre
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